kaleidoscope. (s)

Elle ne le suivait pas. Pour la nuance, bien que tout le monde s’en foute, elle ne le suivait pas : c’était lui qui n’arrêtait pas de surgir dans son champ de vision et de l’aiguiller dans tout Belmont Springs avec la force d’un aimant. Elle ne le suivait pas comme elle en suivait d’autres, pleinement consciente de ses intentions, d’autres qu’elle connaissait déjà et qu’elle cherchait juste à attaquer sous un nouvel angle – son beau-père, des filles avec qui son beau-père voulait qu’elle traîne, des hommes et femmes si propres sur eux qu’ils en étaient louches… Car quand on n’a rien à faire de ses journées, la vie des autres devient soudain incroyablement intéressante. Riche en rebondissements. Fascinante. Les inconnus revêtissent leurs plus beaux habits et se parent des couleurs les plus chaudes ; et Jerri, comme un petit papillon de nuit, n’était alors attirée que par la lumière, que par ce qui brillait de mille feux. Et cet inconnu-là brillait, croyez-moi. Il brillait tellement que Jerri avait envie de le suivre jusqu’à la lune. L’inconvénient, c’est qu’elle avait tout autant envie de l’écraser sous la semelle de ses tongs et de le disséquer, là, au milieu de la rue, au beau milieu de ce quartier devant lequel tous les princes de Californie fronçaient le nez. Peut-être qu’enfin, si elle réussissait à le coincer contre son gré, elle comprendrait que sa fascination n’avait aucun fondement, qu’il n’était qu’un bouseux parmi la plèbe de Dana Point, qu’il n’était qu’une peinture abandonnée sur son chevalet, vide de couleurs et vide de sens – c’est ce qui arrivait souvent, lorsqu’elle perçait une fenêtre assez grande pour pouvoir regarder à l’intérieur et juger, catégorique, de l’ensemble en un coup d’œil. Dès que les inconnus perdaient leur statut la magie avait une sale tendance à fondre comme neige au soleil. Mais ces mêmes inconnus servaient aussi de chewing-gum à l’imagination débordante de la petite Hössli, il fallait qu’elle en apprenne plus, au moins son nom pour commencer – elle, s’était déjà présentée malgré l’image de folle à lier qu’elle avait dû donner –  et s’il… rentrait dans une église au beau milieu de la traque, soit, Jerri suivrait.

Après avoir poussé les portes de St Francis à bout de bras, elle fit claquer ses tongs jusqu’à atteindre les premiers bancs, s’attendant à avoir une vue d’ensemble et à le repérer du premier coup d’œil. Raclement de gorge nerveux. Résonnance maximale. Mais toujours aucun asiatique dans les parages, seulement des rangées et des rangées de banquettes vides et quelques rayons divins qui perçaient à travers les vitraux. Il était passé où… trappe secrète ? Sacristie du prêtre ? Caché sous un banc ? Derrière une statue ? – C’est une blague ? qu’elle demanda à voix haute et pas franchement rassurée pour la Grande Aventurière qu’elle se targuait d’être.

brumeuse et inquiétante. la lune suit ses pas discrètement tandis que la nuit vibre au rythme du battement effréné de son coeur vide. les étoiles dansent tout autour de lui, elles brillent comme pour le rassurer, (sauf que lui il a pas peur, il est le roi des nuits noires, des nuits espoir) et même qu'il les entendrait presque chanter là-haut, sur leur toile argentée.
il marche et il ne sait pas où il va. la fumée qui émane de sa cigarette crée sur le bitume des ombres fantomesques, et s'élève jusqu'à toucher la noirceur fragile du ciel qui veille sur lui. il entend des pas, des pas qui dansent, mais il ne se retourne pas. il est presque rassuré d'avoir peur (ça veut dire qu'il vit encore), et il sent l'adrénaline couler peu à peu dans ses veines abîmées.
il entre dans l'église. doucement. sûrement. elle est son sanctuaire, repère grisâtre où les âmes perdues se retrouvent dans un même et unique souffle. il s’assoit devant et il contemple la beauté du vide autour de lui, de la divinité qui flotte comme une aura dans cette nuit heureuse où les astres se meurent.
et les pas qui le suivaient
se transforment en voix.
il regarde derrière lui, et il sourit.

Son cœur qui s’apprêtait à se faire la malle et à courir dans la direction opposée, dehors, jusqu’à la plage, n’importe où sauf ici, sursauta lorsqu’elle aperçut deux yeux dans la pénombre. Jesus fuck, elle murmura à voix basse. Avant de lever brièvement les yeux sur l’arche flanquée de saints à tous les piliers et de se demander si la foudre n’allait pas s’abattre sur elle. Non. Du moins pas tout de suite. Puis elle distingua un sourire entre deux cierges et à défaut de recevoir un quelconque signe divin lui sommant de dégager sur-le-champ, elle s’avança un peu plus loin dans le vaisseau. Flip. Flop. Flip. Flop. Ce n’est qu’arrivée à sa proximité qu’elle se demanda si elle n’empiétait pas là sur son territoire… un territoire sacré. La limite à ne pas dépasser. Le malaise qui repousserait ses questions à tout jamais. Mais il y avait un vague sourire sur ses lèvres et une expression indescriptible qu’elle ne lui connaissait pas encore – un progrès – alors elle s’imagina qu’elle voulait tout savoir de ce type, qu’il n’y avait pas de noir, juste du blanc à déterrer… Elle ne s’assit pas. – Je ne sais pas toi, mais moi je n’y crois pas. Á ça. (geste qui engloutit toute l’église) Il n’y pas de nuages, la nuit est claire, je pensais que tu en aurais profité pour sortir quelques bombes de peinture mais… Jerri s’arrêta, sa voix avait rebondi sur toutes les parois en lui collant une vague de frissons dans le dos. Elle lui aurait bien proposé de sortir d’ici mais ce n’était pas vraiment elle qui fixait les règles ; elle se contentait de suivre plus ou moins discrètement, d’interrompre, d’interroger. Que ce soit confortable ou non n’était pas de son ressort, elle devait s’en accommoder et sortir mentalement son carnet de notes afin de garder le fil, de pouvoir s’imprégner de tout plus tard, bien plus tard. Finalement, elle s’obligea à s’asseoir à ses côtés – à bonne distance pour ne rien brusquer. – Ce serait vraiment le moment parfait pour me dire comment tu t’appelles, je trouve. Non ? Lointain sourire pour lui rendre le sien.