⊹ all hail the little bastard king ( hayley )

PORTLAND ; OREGON
il y a 10 ans

« J'comprends pas pourquoi c'est nous qui devons partir »
Installé sur ton skateboard, dans un coin de la pièce, tu la regardes. Elle se redresse, te jette un regard noir, de la sueur sur le front qu'elle chasse d'un revers de main, repoussant au passage quelques mèches brunes. Elle semble fatiguée, mais à vrai dire, tu l'as toujours connu comme ça. Tu appuies sur ton bonnet, baisse la tête. Il flotte, dehors, évidemment. Rien de neuf. Il y a des cartons partout dans l'appartement, mais t'as décidé de ne pas aider, sans trop savoir pourquoi. T'as treize ans, tu crains, c'est comme ça. Tu ne te bouges pas, tu la regardes juste faire. C'est presque triste, mais tu t'es enfermé dans ton indifférence il y a trop longtemps pour que ça arrive encore à t'atteindre. C'est banal, c'est ordinaire, c'est tellement normal que les bleus sur sa peau te donnent l'impression qu'ils ont toujours été là. « C'est lui qui boit, c'est lui qui... » T'as relevé la tête deux secondes, le temps de voir ta mère qui se détourne, très vite, de la honte sur les épaules. « C'est lui qui devrait se barrer, non ? »
T'es naïf. Tellement naïf. Si elle n'arrive pas à l'empêcher de cogner, tu penses sérieusement qu'elle arrivera à le mettre dehors ? Il y a du dédain dans ta voix, elle le sait. Ce type, tu l'as jamais aimé. Il est là depuis que t'es gosse, mais t'as jamais pu le voir. Et t'as pas connu ton père, non plus, mais c'est sûrement mieux. De ce que t'as pu comprendre, le beau-papa alcoolique et violent était déjà un progrès monstrueux en comparaison avec ton géniteur. Tu bouges de droite à gauche, faisant rouler le skate sur le parquet déjà abîmé. Ta vie va tenir dans trois cartons et demi qu'elle fourrera dans le coffre du break avant de te traîner jusqu'au siège passager. T'es pas facile, tu lui en fais baver, mais merde, toi tu veux juste pouvoir profiter de l'été, pas laisser tous tes potes derrière. Alvin devait t'emmener à Paranoïd Park mais c'est foutu, t'es coincé.
Elle est pas si terrible, elle. Elle est un peu trop fragile, mais elle bosse tout le temps. Pour toi, juste pour toi. T'étais un accident, elle ne s'en cache même pas. Elle a la poisse, elle ne fait même pas semblant de l'ignorer. Mais elle t'aime et elle se casse le dos pour ça. T'as beau faire semblant de ne pas t'en soucier, tu le sais. Vous riez beaucoup, vous écoutez la radio trop fort. Elle avait quatre ans de plus que toi quand t'es né, quelque part elle était juste beaucoup trop jeune pour avoir un marmot, mais elle t'a gardé et depuis... depuis vous vous accrochez l'un à l'autre comme du velcro. Sauf quand tu joues les adolescents prépubères, comme maintenant, sauf quand t'es chiant. Tu soupires, te lèves, attrape une pile de CD, un tas de magazines – il y a sûrement un playboy dedans, d'abord, oiseau de mauvais augure – tu balances ça dans un sac. Vous allez vous prendre la tête environ quinze fois avant de partir, tu vas tirer la tronche jusqu'à la rentrée... Le départ est neuf, inédit et pourtant, tu sais déjà comment ça va se passer, parce que ça se passe toujours de la même façon pour les gens comme toi, comme vous.

« Vous savez pourquoi vous êtes là, monsieur Rassmussen, j'imagine »
Le bureau est stérile. Impersonnel. Médical. Tu regardes l'homme en chemise et cravate devant toi, fronçant légèrement le nez face aux auréoles de transpiration qu'il porte déjà. Il n'est même pas 10h, tu plains la pauvre âme qui se fera traîner ici dans l'après-midi. Correction, tu t'auto-plains parce que soyons honnêtes, tu vas sûrement te retrouver à nouveau ici dans la journée. La chaise porte l'emprunte de ton cul de petit con arrogant, ils pourraient limite graver ton nom dessus, une pièce de musée. Ce qui est certain, c'est que t'as passé plus de temps dans le bureau du directeur qu'à la bibliothèque. Tu lis pourtant, mais pas ici, pas au milieu de ces fils de bourges.
« Laissez moi devinez, je suis major de promo, c'est ça ? »
Tu affiches un sourire narquois. Il roule les yeux. Tu l'amuses, tu le sais. Il a abandonné tout espoir de faire quoi que ce soit de toi. Au bout de quatre ans, c'est pas trop tôt. Il voit le bout du tunnel cependant, t'es pas loin de la sortie. T'es presque sûr qu'ils te filent ton diplôme juste pour se débarrasser de toi.
« J'ai reçu un coup de téléphone de monsieur O'hurn m'annonçant que son fils avait été secoué par vos soins. Vrai ou faux ? » Tu regardes par la fenêtre, t'es qu'au premier, tu pourrais te sauver, sans doute. Tu refuses de bouger, pourtant. « Que vous avez reçu un coup de téléphone ? Oh c'est sans doute vrai, O'Hurn est une vraie balance, m'étonne pas qu'il soit allé trouver papa pour se... » Tu te fais couper rapidement. « La bagarre. Vrai ou faux ? » Tu fais semblant d'être étonné. « Oh, ça... vrai, j'imagine, mais c'est difficilement qualifiable de bagarre quand au bout de deux coups, l'adversaire se met à sangloter, pas vrai ? »
Il soupire. Tu l'agaces, aujourd'hui. Dommage. « Une raison derrière cet énième acte de violence ? » demande-t-il et aussitôt, tu rétorques. « J'ai un record à atteindre pour le maximum de détention en... » et à nouveau, il te coupe la parole. « Une vraie raison, monsieur Rassmussen ? Vous avez beaucoup de tort mais en général, vous avez toujours une idée derrière la tête, n'est-ce-pas ? »
Mai se pointe, la fin de l'année arrive et voilà qu'il commence à essayer de te comprendre. Tu te braques, tu croises les bras. Et puis tu décides de répondre parce qu'après tout, le vieux derrière sa paperasse, tu ne vas plus jamais le revoir. « Ca fait quatre ans et demi qu'il se moque de moi. Aujourd'hui il a décidé de se moquer de ma mère, qui fait le ménage dans la jolie villa O'Hurn depuis qu'on a déménagé ici et dont il ne connaît même pas le nom... »
« Je vois » et pendant une seconde, t'as l'impression qu'il comprend vraiment. Il n'a pas ton dossier sous le nez. Pas la peine. Il le connaît par cœur. T'es là parce que ta mère bosse pour des gens qui ont trop de fric pour ne pas être cons et insupportables, t'es là parce qu'elle pensait que c'était une bonne idée... T'es là, spécifiquement sur cette chaise, parce que ce n'était pas une bonne idée et que ça fait cinq ans – une année de middle school et tout ton lycée – que tu dois envoyer des coups pour t'imposer et faire taire les commentaires. Ils ont de la thune comme un chien à des puces et pourtant c'est toi qui te fais traiter comme un cabot. Parfois tu te demandes comment t'as pu tenir si longtemps et pourquoi O'Hurn n'est pas à l'hosto... et puis tu te souviens que c'est son père qui paye le loyer, alors tu ravales ta fierté et tu fais comme si tu t'en foutais. Tu forces un sourire et il sort le petit papier rose, si familier, te foutant deux heures de colle que tu vas probablement sécher, à croire que t'aimes bien tes tête-à-têtes avec le vieux.

« Tu sais qu'elle sort avec toi juste pour faire chier ses parents, pas vrai ? »
Tu souris. Cet air goguenard qui donne aux gens l'envie de t'en coller une. Insolent, impudent, au dessus de tout. « Ou alors, elle a juste réalisé que j'étais meilleur au lit que tous les yatch-boys portant des polos qu'on trouve dans le coin... » Tu termines ta bière, tu ne sais plus ce que tu as bu ce soir, tout ce que tu sais c'est que tu as abusé, mais c'est normal, c'est l'anniversaire d'un de tes amis. Il aura fallut un moment pour que tu trouves ta place ici. Il aura fallut que vous sortiez de l'enclave scolaire pour commencer à vous traiter comme des êtres humains. Evidemment, il y a toujours une bande que tu ne peux pas supporter, mais tu ne les vois pas si souvent que ça, ils sont à l'université, ils voyagent, gaspillent l'argent de papa-maman, à se faire pomper l'estomac en Thailand ou en Europe. Tu te redresses, tu titubes, tu souris un peu plus franchement. Coincée dans son jean taille basse, portant un t-shirt qu'elle t'a piqué et qu'elle a découpé, il y a Cecily, qui se tortille parce qu'elle vient de gagner une partie de billard. Tu soupçonnes le mec en face de l'avoir laissé gagner pour tenter de la serrer, mais tu joues pas les copains jaloux. Tu te contentes de l'embrasser, la faisant tournoyer. Elle sent bon, ses cheveux sentent bons, parfum hors de prix auquel tu t'es habitué et que tu associes à elle. Cecily vient d'une famille bien comme il faut, en apparence du moins. Deux gamines, une grande baraque, un compte en banque en Suisse, trois voyages par an et une seconde maison à Aspen, pour aller skier... Le genre de famille où toi, tu fais tâche. Mais tu t'en cognes.
Les gens pensent sans doute que tu en profites pendant qu'elle fait une crise d'adolescence tardive. Les gens sont cons. T'as du mal à le dire parce que t'as peur de merder mais Cecily, tu l'aimes. Oh, vous vous engueulez. Constamment, mais ce soir, ça va, pour le moment en tout cas.
« Mec, j'ai un plan génial pour se faire de la thune rapidement, faut que je te montre ça... » lance Oly, mais tu l'ignores à moitié. Oly, c'est un mec un peu comme toi, toujours en galère, c'est devenu un frère, un peu. T'es heureux, pour la première fois depuis longtemps, t'es heureux. C'est simple, c'est équilibré. T’enchaînes les petits boulots, tu vas à la fac du coin sans trop savoir où tu vas, mais c'est pas grave. T'as 21 ans, t'as tes potes, ta voiture, vous vivez dans un coin paradisiaque et il y a toujours un gosse de riche voulant sembler cool et edgy pour vous inviter à une soirée...

Le bruit des sirènes est strident. Tu clignes des yeux. Il y a du sang sur ta tempe, tu peux le sentir, ça coule sur ta peau, tiède et épais. Tu inspires profondément, t'as l'impression que tes poumons sont comprimés. Tu siffles, sans même savoir comment. La douleur est immonde, t'as jamais connu ça et pourtant, t'as dû péter la moitié de tes os en skate. A ta droite, tu vois le jean, et le t-shirt découpé. Tu tiques. Elle est penchée en avant, mais elle est trop loin, tellement loin. Son corps parfait, aimé, ce corps que tu as plaqué dans les draps et avec lequel tu t'es chamaillé est inanimé. Elle a traversé le pare-brise. T'étais ivre. Elle s'est approchée en rigolant parce qu'elle était bourrée aussi. Elle s'est détachée, elle est venue se caler sous ton bras, elle a embrassé ton cou et elle a glissé une main sur ta cuisse... et puis t'es allé dire bonjour à la glissière de sécurité, manquant de sauter. Pacific Highway ne pardonne pas. Tu tends un bras. Tu la secoues. « CeCe... » tu souffles, la bouche en feu, le cœur en berne. « CeCe » et tu te retrouves à crier. Les sirènes se font plus fortes et tu veux la réveiller... et puis tu bouges trop vite et l'agonie se propage. Fondu au noir, le front contre le volant, pendant qu'on te sort de cette boite métallique et qu'on en prépare une en bois pour elle.

Twenty One Pilots résonne dans le salon, trop fort pour la gueule de bois que tu te tapes, sans doute, mais c'est pas grave. Tu tires sur ta cigarette, tu descends ton café, tu observes les filles qui se maquillent. Oly avait raison, c'était une combine d'enfer pour se faire de la thune rapidement. Tu dérives, depuis deux ans, mais les affaires vont bien. Il n'y a que ça qui va, de toute façon. Elles sont perchés sur l'îlot de la cuisine, apparemment, c'est là que la lumière est la meilleure. Tu sais pas, tu t'en fous, tant qu'elles sont présentables. La plupart sont jolies au naturel, c'est pas l'souci... le souci c'est d'avoir l'air bien à la caméra. T'es pas un pimp, t'es producteur. T'as appris sur le tas, dans ta débauche, dans ta chute libre. C'était puéril, sans doute, c'était immature mais tu t'en cognes. T'avances, c'est tout, tu survies, t'évites de penser à Cecily... Bordel, t'as tué Cecily. L'envie de planter la fraise de ta clope au creux de ton bras pour brûler ta peau te démange, tu te retiens. Au loin, de l'autre côté du jardin, il y a deux types qui font des pompes pour avoir l'air ciselé pendant le shoot. Ils pourraient te soulever d'un bras, t'as l'air d'un gringalet, mais ils t'écoutent parce que hé, c'est ton empire. T'as arrêté les jobs de merde, t'as dépensé tout ce que tu avais foutu de côté pour la fac, à jouer les barman, les coursiers, les livreurs et tu t'es jeté avec Oly. T'avais envie de partir et en même temps, t'as jamais eu le courage. Tu les vois, les merdeux avec qui tu as pu grandir. Ils te regardent de travers parce que t'as bousillé la vie d'une d'entre eux. Tu l'as tué, Cecily. Tu serres les dents. Qu'ils matent de travers, tu sais qu'ils viennent sur ton site. T'es pas con, tu peux voir les adresses IP, il y a trop de gens du coin pour que ça soit un hasard.
T'es ivre trop souvent, maintenant. Tu dors mal, jamais seul, tu joues au con, tu fais de la merde. Il faudrait surement que tu te reprennes, pour honorer la mémoire de la demoiselle, mais en même temps, tu cherches à te convaincre du fait qu'elle n'en avait rien à faire de toi, simplement parce que c'est plus facile, parce que t'as envie d'oublier que tu l'aimais. Avec le temps, ça passe. Tout passe. Tu t'en veux et en même temps, t'attends que ça. Alors tu fais la fête, alors tu fous des filles nues sur le net, les payant grassement. Elles sont toutes consentantes, majeures, enthousiastes, il n'y a rien d'illégal. T'es pas un pimp, juste un mec qui vend du rêve, ou presque, et qui cauchemarde à côté.
« I ponder of something great, my lungs will fill and then deflate... » tu murmures, machinalement, éternel adolescent. « Okay, bitches, on va commencer, j'ai pas que ça à foutre... » tu lances, attendant les jeux de mots douteux en réponse. Preneur de son, cameraman, ta villa est un studio, tu restes là, sous leur nez, pour faire chier. Tu ne sais faire que ça depuis que t'es gamin, de toute façon.